mercredi 27 juin 2012

Trois semaines dans le Khangai

"L'étranger pressé ne voit rien car il doit avant toute chose disposer de temps pour connaitre les habitants. Moins il parcourt de kilomètres, plus il comprend."
Marc Allaux, Sous les yourtes de Mongolie

Deux jours au petit trot pour rentrer à Kharkhorin, et c'est trois semaines de vie mongole qui se sont dissipées dans la poussière du chemin. Et de vallées en vallées, les courtes foulées de mon petit cheval étaient les premiers pas de mon retour vers Paris.

Trois semaines c'est trop court pour pouvoir prétendre connaître ou savoir. Trois semaines, c'est un temps dans lequel on ne fait qu'apprendre, avec l'humilité de celui qui ne sait rien. On apprend la patience et les sourires, on apprend les sons et les mots. Et on apprend les gestes.
Tous ces gestes qui font une vie, qui font un peuple et sa culture. Le noeud avec lequel on attache un cheval et qui laisse glisser le billot de bois si le cheval s'échappe - pour éviter de l'effrayer plus que de raison. Les noeuds avec lesquels on fabrique un licol à partir d'une longue corde. Le va et vient de la grande scie à deux mains - tirer, pousser, tirer, pousser, et continuer. Puis la hache qui s'abat pour fendre les bûches. On apprend les gestes tranquilles qui calment les chevaux et ceux, rapides et précis, qui attrapent les chèvres. On regarde, on imite, on se trompe et on recommence. Un matin à la traite, on tire à peine un verre de lait en s'éclaboussant les bottes et on se fait moquer. Plus tard on revient triomphant avec un sceau à demi plein. On démonte l'enclos des petits veaux pour le remonter cinq mètres plus loin, on fixe au sol une longue corde pour attacher les poulains. On aspire le vent et on existe à pleins poumons. Quand un de nos chevaux se détache dans la nuit, on lui court après au matin. Pour l'attraper au lasso ou à l'ourga - longue perche de bois au bout de laquelle est fixée une large boucle de cuir -, ou pour le rabattre dans un enclos. Et ce sont des moments magiques qui étincellent sur le fil d'une vie comme des diamants sur un collier. Car on pourrait bien se dire qu'on a pas vécu tant que l'on ne s'est pas jetté, au triple galop et un lasso à la main, à la poursuite d'un cheval qui s'échappe.

Parfois on souffle un peu. Et le torrent des journées s'appaise. On observe et on écoute, on s'asseoit et on laisse le temps couler. D'autres fois, on part pour de longues heures de balade à cheval, ou on met les mains dans la farine pour apprendre - ou ré-apprendre - à faire la cuisine. Un après-midi, on passe des heures entières sur un pan de colline et sous un soleil de plomb à ramasser du djoutsai, une sorte de ciboulette sauvage. Une herbe parmis les autres herbes, botte d'aiguille dans une botte de foin, mais une herbe d'un vert bleuté, aux feuilles grasses, et aux courbes élégantes. Puis on passe encore plus de temps à hacher la récolte, la piler, la mélanger avec du sel et la mettre en bocaux.

La vie qui habite ces mongols est un feu dont l'intensité ne laisse atteindre par aucune torpeur. Elle n'est pas celle de nos cités, petite flammèche bleue de gazinière, controllée et mesurée. Ici la vie est un brasier dont les flammes s'élancent vers le ciel sacré des mongols. C'est un incendie qui se nourrit sur place et dévore l'existence à pleines dents. Un feu enveloppant qui tourne sous le vent. Qui éclaire et réchauffe ou qui mord et s'embrase d'une rage à peine contenue. Ils vivent sans transition de la colère aux rires et de la course au sommeil. Même quand ils dorment, ils semblent le faire à pleine force.
Ce qui n'exclue pas une certaine candeur. Un jour, je peignais à l'ombre de la gèr, grand-père assis à côté de moi, curieux et intéressé. Avant de passer la couleur, je mouillais une partie de ma feuille avec un pinceau d'eau claire. Et Papy de s'offusquer: je venais de couvrir d'une eau incolore la zone du dessin représentant la steppe! Devant ma réaction trop tranquille à son goût, il a arraché un brin d'herbe, me l'a montré, et a répété: "c'est vert, c'est vert!"

Nous étions deux français à habiter chez eux. Et c'est beau d'être deux. Car les pieds sur la steppe et la tête dans le vent, il y a trop de choses à vivre ici pour ne pas les partager.

1 commentaire:

  1. Dans une inspiration profonde, tremblotante, j'ai lu ... tellement émue, j'y étais... les mêmes mots, les mêmes gestes essentiels depuis la nuit des temps...
    ... les mêmes hésitations des apprentis que nous sommes, la même humilité et l'immense joie de vivre ainsi simplement et espérons-le durablement! Merci... Leau et Petit Tonnerre

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